Un protocole bilatéral sous tensionDepuis 2017, l’Italie et l’Albanie sont liées par un accord de transfert des migrants débarqués à Lampedusa vers le centre de détention de Gjader, au nord de Tirana. Objectif proclamé : désengorger les structures italiennes et déléguer à l’Albanie la phase initiale d’instruction des demandes d’asile. Mais, jusqu’à présent, la nature juridique de ce transfert et de la détention à Gjader restait incertaine, donnant lieu à des décisions contradictoires des cours d’appel italiennes.
La Cour de cassation tranche : Gjader équivalent d’un CPRLe 10 mai 2025, la première chambre pénale de la Cour de cassation a confirmé la légalité du maintien en rétention des migrants à Gjader, même après le dépôt d’une demande d’asile. Selon l’arrêt, le centre albanien doit être assimilé, à tous égards, aux centres de permanence pour le retour (CPR) définis à l’article 14 du décret législatif 286/1998.
L’article 14 encadre la détention administrative des étrangers en vue de leur expulsion. La Cour de cassation juge que cette législation s’applique également à Gjader, bien que situé hors du territoire italien. Le dépôt d’une demande de protection internationale ne suspend pas automatiquement la rétention.Cas emblématique : le migrant marocain de 30 ansLes magistrats ont examiné le cas d’un ressortissant marocain, arrivé à Lampedusa en 2021 et faisant l’objet d’un décret d’expulsion de la préfecture de Naples. Transféré à Gjader, il y a déposé une demande de protection internationale que la Questure de Rome a qualifiée de strumentale, estimant qu’elle visait uniquement à retarder son expulsion.
En première instance, sa détention à Gjader avait été validée. La Cour d’appel de Rome, jugeant sa demande instrumentale, ordonnait son retour en Italie. La cassation a annulé cette réintégration, renvoyant l’affaire devant la Cour d’appel pour un nouvel examen.Le conseil du migrant a annoncé qu’il contesterait la qualification de sa demande, sollicitant un réexamen approfondi de ses motivations personnelles et de ses craintes de persécution.
Exception pour les demandeurs vulnérablesUn second arrêt a porté sur un ressortissant algérien homosexuel, également transféré à Gjader. Contrairement au premier cas, la Cour de cassation a jugé que sa demande d’asile ne pouvait être systématiquement considérée comme instrumentale :
Le parcours de ce migrant incluait des éléments objectifs de menace en raison de son orientation sexuelle. Les juges ont estimé qu’un examen individuel et circonstancié s’imposait, garantissant un droit d’asile effectif. Cet arrêt ouvre une brèche pour les cas de vulnérabilité reconnus, notamment pour les motifs raciaux, religieux ou liés à l’identité de genre.Enjeux pour la politique migratoire italienneLa jurisprudence de la cassation offre un soutien juridique au ministère de l’Intérieur pour pérenniser les transferts vers Gjader. Jusqu’alors, chaque décision favorable des cours d’appel italiennes obligeait Rome à rapatrier les migrants, entravant la mise en œuvre de l’accord bilatéral. Désormais :
Les transferts pourront se faire sans craindre la suspension de la rétention à la présentation d’une demande d’asile. Les autorités pourront invoquer explicitement la légalité de la détention en dehors du sol national. L’efficacité de la procédure d’expulsion est renforcée, mais au risque de limiter l’accès à la protection internationale.Réactions et critiquesAssociations et avocats spécialisés ont exprimé leur inquiétude :
Risque d’une externalisation de l’asile, contournant les garanties procédurales prévues en Italie et par le droit européen. Potentialisation des difficultés d’accès à un avocat et à un interprète pour les migrants retenus hors d’Italie. Craintes de traitements différenciés selon la perception de la légitimité de chaque demande.Perspectives juridiques et diplomatiquesLe renvoi de l’affaire devant la Cour d’appel laisse une dernière porte ouverte à un réexamen. Sur le plan diplomatique, les autorités italiennes souhaitent :
Pérenniser l’accord avec l’Albanie en insistant sur la coopération bilatérale. Promouvoir des mécanismes de formation des magistrats albanais à la législation européenne en matière d’asile. Soutenir des projets d’intégration et de réinsertion en Albanie pour éviter la précarité des personnes retenues.Alors que l’Union européenne débat d’une réforme globale du pacte migratoire, cette jurisprudence italienne pourrait inspirer d’autres États cherchant à externaliser tout ou partie du traitement des demandes d’asile, soulevant d’importantes questions d’équilibre entre efficacité migratoire et respect des droits fondamentaux.